Je pense à ce beau texte de Marx, dans les Manuscrits de 1844 :
Ce qui grâce à l’argent est pour moi, ce que je peux payer, c’est-à-dire ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Ma force est tout aussi grande qu’est la force de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles – à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n’est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m’acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante, est anéanti par l’argent. De par mon individualité, je suis perclus, mais l’argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas perclus; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l’argent est vénéré, donc aussi son possesseur, l’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon, l’argent m’évite en outre la peine d’être malhonnête ; on me présume donc honnête; je suis sans esprit, mais l’argent est l’esprit réel de toutes choses, comment son possesseur pourrait-il ne pas avoir d’esprit ?
Depuis 48 heures, l’empressement des milliardaires français à promettre des centaines de millions d’euros pour reconstruire Notre-Dame a frappé l’opinion publique : 200 millions € pour les Arnault et Bettencourt, 100 millions € du côté des Pinault et Total, tandis qu’on ne compte plus les annonces de quelques millions à quelques dizaines de millions d’euros (JCDecaux, Bouygues, BNP Paribas, BPCE, Société générale, Axa, Française des jeux, etc). Récemment condamné pour abus de biens sociaux dans l’une des affaires Fillon, le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière y est lui aussi allé de sa promesse de 10 millions d’euros.

Les milliardaires déversent une pluie d’argent qu’ils refusent de payer en impôts © Antoine Stouls
Ces dons, promis par les multinationales, les fondations d’entreprise ou par les milliardaires eux-mêmes, seront défiscalisés à 60% (entreprise) ou à 66% (particuliers). Ils peuvent être étalés sur plusieurs années. Le directeur général de la collection d’oeuvres d’art de François Pinault, Jean-Jacques Aillagon, a même proposé qu’un taux de 90% soit appliqué. C’est sans doute cette suggestion hâtive qui a le plus choqué : Notre-Dame fumait encore qu’on quémandait déjà une ristourne fiscale majorée pouvant conduire à ce que l’essentiel de ces dons soient couverts par des exonérations d’impôts.
Défiscalisés, ces dons, vont en effet être en grande partie rétrocédés sous forme de réductions d’impôts : les contribuables vont donc, in fine, financer une grande partie des donations annoncées, pendant que les milliardaires et les multinationales pourront tranquillement s’adjuger le mérite d’avoir financé la restauration de la cathédrale. Par leur geste, ils vont accoler leur nom à la rénovation héroïque de ce bâtiment tout en essayant de faire croire qu’ils renflouent et soulagent l’Etat dans sa tâche, alors que ce sont justement les contribuables qui vont, dans un anonymat total, financer leur générosité.
Sans doute auront-ils même leurs noms et une plaqué dédiée sur le monument rénové afin de rendre grâce à leur extrême générosité. Et ce ne sera peut-être pas tout. Le mécénat d’entreprises va généralement de pair avec de nombreux avantages en nature (entrées gratuites, mise à disposition des lieux, opérations marketing, etc) dont ces milliardaires savent très bien s’accommoder, comme vient à nouveau de l’illustrer l’affaire Carlos Ghosn. Les exonérations fiscales liées au mécénat en France sont d’ailleurs de plus en plus critiquées, y compris par la Cour des comptes (voir cet article de l’Observatoire des multinationales).
|
|
Par Olivier Tonneau :
C’est fou comme les bateleurs publics souillent tout ce qu’ils touchent, et le prince du mensonge plus salement que tout autre. Comment, Notre-Dame encore fumante, aurait-il pu manquer si beau prétexte à l’unité nationale?
Voilà Macron qui nous raconte que les pompiers viennent de tous les milieux. Les Pinault, les Arnault auraient donc des enfants pompiers? Mais il ne dira pas que ces soignants et ces policiers qu’il félicite sont des fonctionnaires, de ces fonctionnaires dont il prétend à longueur de journée qu’ils pompent les richesses vaillamment produites par les actionnaires. C’est que dans la France rassemblée, “les riches et les moins riches” doivent rester “chacun à sa place. Dans son rôle.” Aux trublions qui osent sortir du leur, le président fait la leçon: “Devenons meilleurs que nous ne le sommes” (premier cours de rhétorique élémentaire: s’inclure dans le reproche).
On comprend que pour Macron, les révolutions ne soient que des “fautes des hommes” que nous devons réparer tous ensemble, car “nous sommes ce peuple”. N’allons pas parler des bricoles qu’osent réclamer les ploucs, une cathédrale est en ruine, voilà l’occasion rêvée de parler identité, “projet national”. Face à un tel opportunisme, comment s’étonner de voir fleurir les théories du complot ? S’il avait lui-même incendié Notre-Dame, Emmanuel Macron n’aurait pas parlé autrement.
A tout prendre, je préfère penser que Notre-Dame s’est immolée par le feu pour signifier sa haine des faux prophètes et des philistins, pour échapper aux mains de ses minables gestionnaires. Notre-Dame en ses flammes jaunes comme des gilets, brûlant comme bientôt la planète après elle, incandescente de douleur et d’indignation. N’est-elle pas la mère du Christ, celui-ci n’a-t-il pas été crucifié, sa passion n’est-elle pas censée être la figure de la vie chrétienne, que l’on vit dans l’esprit, non dans la lettre – la lettre de la loi, de la communication, de la publicité, la lettre qui empoisonne les âmes ?
Peut-être Notre-Dame a-t-elle voulu rappeler ce que disait Saint Paul : la lettre tue mais l’esprit vivifie. L’esprit de son fils, qui disait qu’il sera plus difficile au riche d’entrer au royaume des Cieux qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille, qui disait que le Ciel appartenait aux pauvres et aux simples d’esprit, qui était venu apporter le glaive et non la paix, et qui chassait les marchands du temple.
Mais même le feu n’a pas su chasser les marchands du parvis de notre belle cathédrale. Il faut subir la générosité des quatre cents familles, les Arnault, les Pinault, canonisés à la lueur des flammes pour quelques uns des centaines de millions d’euros qu’ils nous ont extorqués. Nous devons non seulement pleurer les ruines mais subir les inanités d’une Anne Hidalgo – Notre-Dame sera ouverte pour les jeux olympiques, conformément au business plan ! –, d’un Nicolas Demorand, d’un Castaner, et encore je n’ai pas regardé la télévision.
Allons ! Il faudra bien finir par chasser les marchands nous-mêmes.

|
|
|