Thursday June 01 2023

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Categories:Mitra Kadivar’s Liberation Campaign

Jacques-Alain Miller : “Mitra Kadivar est une femme forte”

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Jacques-Alain Miller : “Mitra Kadivar est une femme forte”

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 Propos receueillis par

INTERVIEW. Le psychanalyste français parle de sa consoeur iranienne qui est privée de liberté depuis six semaines. Il défend “sa cause juste”.

Le Point.fr : Vous lancez aujourd’hui une campagne en faveur de la psychanalyste iranienne Mitra Kadivar, qui est privée de liberté depuis six semaines. Que savez-vous d’elle ?

Jacques-Alain Miller : Au cours de la décennie 1990, elle est venue régulièrement à Paris s’analyser avec l’un de mes collègues de l’École de la cause freudienne, très discrètement. Je pense qu’il était le seul à la connaître. Puis, début 2000, elle a mis fin à son analyse avec l’accord de son analyste, qui m’a alors parlé d’elle pour la première fois. Elle est venue me voir, m’a montré une foultitude de documents attestant qu’elle avait tenu de nombreux cycles de conférences sur Freud et sur Lacan à Téhéran depuis plusieurs années. Elle m’a donné quelques-uns de ses textes, traduits en français. Elle m’a appris qu’elle avait créé la première association psychanalytique d’Iran, laquelle avait été dûment enregistrée par les autorités compétentes. Comment dire ? J’ai été soufflé. J’ai vu une personne qui était extrêmement déterminée, très instruite, très rigoureuse dans son enseignement et dans son idée de la pratique, une puriste en somme, qui lisait Lacan dans le texte, qui s’était procuré mes cours de l’université de Paris 8, qui suivait les travaux de l’ECF (sur l’autisme, NDLR). Jamais je n’aurais soupçonné qu’il y avait en plein Téhéran une activité aussi intense, animée par une femme dont le désir était si décidé.

Connaissez-vous l’Iran, y êtes-vous déjà allé ?

Non. Et Laurent Fabius nous a demandé, par une lettre signée de sa main, de surseoir à notre désir de nous y rendre. Un ministre de la République qui se soucie des faits et gestes de quelques psychanalystes alors qu’il a dans le même temps à gérer la diplomatie si complexe de la guerre du Mali, nous n’allons tout de même pas faire litière de ses conseils ! De plus, imaginez-vous que Mitra elle-même ne souhaite pas nous voir accourir à son chevet. Elle m’a écrit voici deux jours qu’elle entendait organiser elle-même la venue de lacaniens étrangers en Iran une fois qu’elle serait libre. Je cite son mail de lundi, 6 h 50, heure de Paris (il est 2 heures plus tard en Iran, NDLR). “Je resterai à l’hôpital psychiatrique jusqu’à la fin de mes jours, mais je ne permettrai pas que l’université de Téhéran et le département de psychanalyse de Paris 8 fassent leurs noces à mes dépens. And what about mes élèves qui ne sont ni de l’université de Téhéran ni du département de psychanalyse ?” Je négociais en effet par personnes interposées pour que deux d’entre nous, les professeurs Briole et Guéguen, puissent accéder à Mitra en donnant à Téhéran des conférences sur Freud et sur Lacan qu’on semblait désirer à l’University of Medical Sciences, laquelle englobe l’hôpital où elle est retenue. Vous imaginez la délicatesse de l’opération, et les subtilités de mes interlocuteurs pour dire sans dire.

Et qu’avez-vous répondu à Mitra ?

J’ai répondu sur-le-champ : “Je vous adore!”

Comment ça?

J’ai un faible pour les femmes fortes, pour ainsi dire. Elle fait ce qu’elle croit juste, ne compte que sur elle-même, et que le monde périsse ! Pereat mundus!

Elle prend un grand risque…

Non, ce n’est pas si sûr. Ses gardiens ont arrêté les injections forcées, ont cessé de la menacer d’électrochocs et lui ont consenti une heure d’Internet par jour. Ils reculent, donc elle avance. La tactique fait sens. Donc pas de conférences pour Miss University ! Un autre jour, peut-être. Elle a un sens raffiné, très persan, du rapport de force. Voyez comment l’élite cléricale manoeuvre le monde entier avec son programme atomique. Ils ne se laissent pas intimider. Nous autres, formés au deal américain ou à la juste mesure, héritage d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, nous ne savons plus ce que c’est que l’Absolu. Le Vatican fait comme si, mais ce sont des Italiens, le peuple le plus civilisé de la planète. Il y a la thèse et l’hypothèse. La thèse, c’est “jamais, plutôt mourir”. L’hypothèse, c’est “tenir compte des réalités, et d’abord survivre”. Alors, le vin pur de la Vérité, on le détrempe.

La hiérarchie de l’Église catholique se montre pourtant très à la pointe du combat sur le mariage pour tous.

Certes, beaucoup de tonus. Mais voyez déjà le signe subtilissime donné avant-hier par le président du Conseil pontifical pour la famille, l’archevêque Vincenzo Paglia. Ici même, sur Le Point.fr, on a titré “Le Vatican reconnaît le droit des couples gay”. Ce n’est pas la défense de l’Absolu, ça ! C’est de l’aggiornamento. Ou du give and take. Le repli élastique. C’est la gestion raisonnable des contradictions, la recherche d’un point d’équilibre. C’est civilisé. Le pape tonne contre le relativisme, mais l’Église tient le coup depuis deux millénaires parce que le Vatican sait parfaitement mettre ce qu’il faut de relatif dans l’Absolu. Le dosage à faire est exquis. Comme celui des vins de Bordeaux. Là, je retrouve Sollers.

Revenons à Mitra…

Mitra a bien saisi que les projecteurs sont en train de s’allumer et qu’il ne serait pas facile à ses psychiatres de lui retirer Internet, de la religoter sur son lit et de ressortir les seringues. Je pense pour ma part que le Dr Ghadiri est un homme fort intelligent, qui savait parfaitement ce qu’il faisait en lui donnant la connexion. La correspondance qu’elle entretient avec moi depuis la semaine dernière prouve qu’elle n’est nullement schizophrène et montre combien elle est fine. Comme on ne pourra pas la martyriser à nouveau, on devrait finir par la ficher dehors. Logiquement, le Dr Ghadiri devrait en avoir plein le dos, de cette cliente. Il y a un risque. Mitra compte sur nous pour le réduire. Pour la taquiner, je lui ai écrit : “Est-ce que vous acceptez que nous militions pour votre liberté ? Ou est-ce que vous préférez user le malheureux Dr Ghadiri et les autres jusqu’à la corde ?” Elle a aussitôt répondu qu’elle comptait sur ma capacité d’alerter les psychanalystes de par le monde. À suivre…

Le point


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  Date of Publish: 11 February 2016