Mitra- Events unfolding
Jorge Leon
Mitra – Events unfolding
Jorge León fait résonner les voix
par Nicole Guey et Laurence Martin
Il est rare qu’un cinéaste expose son work in progress. Ce n’est pas la moindre des singularités de Jorge León. En résidence à la Fondation Camargo, le cinéaste partageait récemment le travail en cours sur Events unfolding, projet de ciné-opéra sur « l’affaire Kadivar ». Plus exactement, autour de l’échange d’e-mails entre Jacques-Alain Miller à Paris et Mitra Kadivar, ses contempteurs et ses soutiens en Iran1. Ou comment l’artiste fait résonner à son tour les discours et la voix.
Ni les témoins de l’affaire, ni les milliers de signataires de l’appel pour la libération de la psychanalyste iranienne, également médecin, retenue à l’hôpital psychiatrique de l’École de médecine de la Tehran University of Medical Sciences, n’ont oublié l’intensité de ce qui s’est joué cet hiver 2012-2013. Que son fil rouge – l’échange d’e-mails – passe du statut de matière virtuelle quasi brute à celui de dramaturgie, il fallait la rencontre avec un artiste comme Jorge León pour le permettre.
Un public privilégié écoutait le récit de cette rencontre le 25 mars dernier à la Fondation Camargo2, lieu d’exception ouvert sur la baie de Cassis, dans les salons feutrés de La Batterie, villa aux poutres apparentes et aux lustres vénitiens en verre soufflé conçus par l’artiste Jérôme Hill. Jorge León et ses comparses, la dramaturge Isabelle Dumont et le compositeur George van Dam, avaient choisi d’exposer à ciel ouvert comment le « projet Mitra » devient le ciné-opéra Mitra – Events Unfolding3. Singulière dans sa prise de risques, cette démarche « fait sens et participe du travail d’écriture et du processus artistique », souligne Julie Chenot.
La création naît d’une véritable rencontre. Jorge León le dit explicitement : « Ce projet, je ne le cherchais pas. Je naviguais sur l’océan Internet et je suis tombé sur le pdf des échanges d’e-mails entre Jacques-Alain Miller et Mitra Kadivar. Dans l’intensité de ces e- mails se perçoit la tragédie antique. M’est alors venue l’idée de transformer cet échange en un ciné-opéra qui témoignerait de la transformation de cette matière en chant : au fur et à mesure que l’on veut faire taire Mitra, sa voix s’amplifierait. » Contacté, Jacques-Alain Miller lui répond : « ce texte est à vous » ! Mitra Kadivar s’enthousiasme.
Tragédie antique
L’opéra, via ses coulisses, est déjà le théâtre du précédent documentaire de création de Jorge León, Before We Go – le réalisateur y convoque le réel de la mort et l’ouvre sur la voix de Lacan à sa conférence de Louvain (1974), voix « essentielle », souligne-t-il4. Avec Mitra – Events Unfolding, il hisse cette fois « la folie » sur la scène. En trois actes et un épilogue, le livret et la partition restitueront tant la part dramatique de ce qui se joue que la rhétorique du combat : la tragédie et la stratégie.
Au centre de la « tragédie antique », selon le mot du cinéaste, une Mitra-Antigone se revendique « seule psychanalyste depuis la mer Noire jusqu’à la mer de Chine »5, exige d’être défendue par ses pairs et bataille tout autant pour se sauver elle-même ; en cette sorte, elle incarne la psychanalyse. Dès lors, la stratégie de Jacques-Alain Miller se déploie dans une urgence et une invention toujours soutenues. « Une stratégie très particulière, indique Hervé Castanet, qui passe par le désir de cette femme, Mitra, disant “on m’enferme parce que je suis psychanalyste”, et qui répond en se saisissant de ce désir. » Une stratégie et une urgence « auxquelles nous avons été très sensibles. C’est pourquoi nous n’avons pas renoncé aux discours dans le livret », insiste Isabelle Dumont
Le lieu de la déraison
L’opéra joue sa partie avec la folie depuis ses origines. Ici, le travail sur la forme-opéra et sa confrontation à la matière-film font résonner singulièrement le projet. De même, le choix des chanteurs pour incarner les voix : la soprano afro-américaine Claron McFadden pour Mitra, le contreténor James Bowman pour Jacques-Alain Miller, aux côtés de l’ensemble de musique contemporaine Ictus.
Cette tragédie antique a son unité de temps et d’action – « l’intense chronologie » des e-mails respectée et rythmée en un prologue et trois actes –, et son unité de lieu, celui de « la déraison qui nous habite et donc nous concerne tous », selon le mot de Jorge León. Comme pour souligner ce lieu de la déraison, le film produira-t-il un décalage d’avec l’opéra, et lequel ? L’invention du cinéaste nous le dira.
En attendant, il nous dit que le lieu du film sera cet « espace fantasmatique dans lequel Mitra disparaît, et que je ne pouvais pas filmer ». L’impossibilité tenait moins aux contraintes politiques qu’à l’éthique du réalisateur : « Mitra résiste elle-même dans son propre pays ; jamais je n’envisagerais de filmer dans un hôpital psychiatrique iranien. Mais je me sens légitime de filmer ici. »
Matière du réel
De fait, lors du séjour à Camargo, une rencontre s’est produite avec les adultes psychotiques et les intervenants d’un centre psychiatrique près de Marseille. Outre le regard des patients et « l’injonction à les regarder », Jorge León explique comment, avec Isabelle Dumont et George van Dam, il y a entendu « des sons, des cris, des berceuses, des psalmodies… ».
Cet inarticulé a produit « une telle impression de réalité que nous ne savons pas ce que nous allons pouvoir composer. C’est comme une matière du réel qui viendrait travailler et traverser le film, même si nous n’en faisons rien ». Pourtant, l’artiste semble avoir trouvé là ce qui pourrait constituer le « chœur des fous », comme il y aura le chœur des étudiants, soutiens de Mitra, celui des voisins accusateurs et celui des psychiatres de Téhéran.
Ne pas lâcher
Car « même si nous n’en faisons rien », ce sera là. Tout comme y sera, d’une manière ou d’une autre, la rencontre de l’équipe avec le public de Camargo.
Jacques-Alain Miller a exploré toutes les voies pour faire libérer Mitra ; l’artiste explore à son tour comment faire résonner ces voix et convoquer le spectateur. « Personne n’a lâché dans cette affaire », rappellent les artistes ; eux non plus ne lâchent pas.
1 Cet échange a été publié dans On nous écrit de Téhéran. Autour de Mitra Kadivar. CALM (Comité d’action pour la libération de Mitra), Navarin & Le Champ freudien, 2013. http://www.lacanquotidien.fr/blog/2013/02/on-nous- ecrit-de-teheran/
2 Fondée par l’artiste et philantrophe Jérôme Hill (1905-1972), la Fondation Camargo accueille en résidence artistes
et universitaires francophones. Le « projet Mitra » a été sélectionné par la Fondation, partenaire du FIDLab qui récompense chaque année une réalisation en cours dans le cadre du Festival international du cinéma FID -Marseille. Jorge León, Isabelle Dumont et George van Dam sont accueillis pour une résidence d’écriture en deux temps, mars et juillet 2015. La soirée était initiée par Hervé Castanet avec la complicité de Julie Chenot, directrice des programmes de l’institution, et orchestrée par Pamela King.
3 Events Unfolding est le titre donné précisément à l’échange d’e-mails dans On nous écrit de Téhéran, op. cit..
4 Before We Go a été primé au FID 2014. Lire à ce propos l’interview de Jorge León par Hervé Castanet, parue dans
Lacan Quotidien n°412 et n°422.
5 E-mail du 21 décembre 2012, On nous écrit de Téhéran. Autour de Mitra Kadivar, op. cit., p. 14.
shortlink: